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Frère Jean-Paul Moisdon... il y a cinquante ans
Le 22 octobre 2020, il y aura un demi-siècle que notre frère Jean-Paul Moisdon, 39 ans, était assassiné à Port-Bouët, banlieue d'Abidjan, en Côte d'Ivoire.
1. Le fait
Dans la petite maison paroissiale, nous étions à la limite du bidonville, près du phare. Celui-ci, par son parc, nous permettait de goûter un calme inconnu à la paroisse Sainte-Jeanne d'Arc de Treichville, quittée six semaines plus tôt. La fraternité se composait de trois frères : Jean-Paul, gardien et curé, Gwenolé Jeusset, vicaire et Bernard Féron, aumônier d'hôpital. Celui-ci n'était pas rentré et ne savait pas que j'étais parti à la première réunion pour la relation entre chrétiens et musulmans. Le début réel du ministère de ma vie est lié ainsi à ce drame fraternel.
Le meurtre eut lieu vers 19 heures - il faisait nuit - et frère Alain Bourgeon me rejoignit, après cette réunion, à l'archevêché où on savait que je devais participer à une commission synodale : "Viens ! On rentre à Port-Bouët, Jean-Paul a été tué". Mon frère et curé était à terre dans son sang avant l'arrivée de l'ambulance.
Le frère Bérard (Pierre Segondi), supérieur des frères de Côte d'Ivoire qui venait tout juste d'arriver pour saluer les frères, raconta l'évènement dans une lettre expédiée quelques jours plus tard : "Bernard au fond de la pièce dit effrayé : 'Qu'est-ce-que c'est...' Nous nous retournons vers la porte avec un mouvement de recul : deux hommes habillés de noir se tiennent dans l'embrasure de la porte ; ils portent une cagoule noire, bordée de fils blancs. Que nous veulent ces danseurs ou ces féticheurs ? Jean-Paul dit 'attention, il a un couteau'. Effectivement, mes yeux retenus une seconde par les cagoules, se portent sur les mains de l'homme qui se trouve en plein milieu de la porte, poignard pointé en avant ; Jean-Paul saisit une chaise, je fais de même et brandis la chaise pour la jeter ; mon geste reste inachevé, l'homme de gauche a sorti un pistolet de son boubou et a fait feu de sa main gauche, l'arme à la hanche, claquement sec d'une arme de petit calibre... Jean-Paul porte les mains à la bouche... un flot de sang jaillit... les tueurs disparaissent... je couche Jean-Paul par terre en disant à Bernard 'ils l'ont tué' ; l'hémorragie continue toujours, je sais qu'il n'y a plus rien à faire ; je lui donne l'absolution... mort foudroyante. Jean-Paul perd son sang jusqu'à la dernière goutte... son visage est paisible..."
Pas un mot de la part des inconnus. Un seul visé, tout porte à croire que le ministère de Jean-Paul était la cause de ce travail de spécialistes. À Sainte-Jeanne d'Arc de Treichville, il était difficile pour eux d'atteindre, sans risque pour eux, cet homme qui réunissait des prostituées pour les aider spirituellement autant que possible.
Venues, pour la plupart, du Ghana, vivant de ce métier sans comprendre un désaccord avec leur foi chrétienne, elles venaient prier, spécialement à la messe dominicale et Jean-Paul sentant l'impossibilité de leur faire changer d'occupation, rassemblait celles qui le désiraient dans une association qu'il appelait avec humour : l'A.C.T. (l'Action Catholique des Toutous, nom donné à ces dames apparemment indépendantes, dans ces quartiers populaires).
Beaucoup d'évêques des pays voisins, dont Mgr Hanrion, notre frère évêque, du Nord Togo, étaient arrivés pour la célébration des 75 ans de l'arrivée des premiers missionnaires si bien, comme le dura l'archevêque d'Abidjan, les funérailles en étaient l'imprévisible prélude. Une dizaine d'évêques et une foule immense participèrent à la messe célébrée dans la paroisse où il avait été huit ans, après toute une nuit de veillées, le 25 octobre. Suivit ensuite vers le cimetière situé à deux ou trois kilomètres une immense procession (3.000 personnes, si mes souvenirs sont bons) dont un certain nombre des prostitués qui pleuraient leur père.
À la messe de huitaine à Port-Bouët nous avions mis une grande banderole : "Là où est haine, que je mette l'amour". Plusieurs jours après, invité par des amis libanais de fr. Bernard, j'entendis l'homme dire : "On voit bien que vous n'êtes pas de la famille pour parler de pardon". Cela me fit très mal, car il ne réalisait pas que nous étions la famille nous aussi et qu'en Bretagne les parents de Jean-Paul seraient d'accord avec nous, dans l'esprit de leur fils.
L'enquête fut conduite par le commissaire de Port-Bouët dont un de ses professeurs me dira un peu plus tard qu'il avait recommandé de ne surtout pas l'accepter dans le métier. Ayant pris connaissance de la lettre arrivée ce jour-là de frère Louis Coëffic, se demandant si après le tumulte de Treichville, nous n'étions pas tombés dans la mer à 15 mètres de notre maison, le dit-policier avait conclu que c'était lui qui avait envoyé les tueurs !!!
2. Le procès... dix-sept ans plus tard
Dix-sept ans plus tard, je me préparais à quitter la Côte d'Ivoire pour mieux répondre à la charge de la Commission Islam de l'Ordre, quand je fus appelé à témoigner dans le procès de celui qu'on accusait d'avoir tué Jean-Paul. Arrêté en 1971, il était donc en prison (préventive !) depuis plus de quinze ans. Né en R.C.I. de parents venus de Haute-Volta, c'était un migrant de la deuxième génération...
Quand on me fit entrer, je ne savais pas si le prévenu avait plaidé coupable juste avant moi. Je me risquais tout de même à dire que je ne croyais pas beaucoup à la culpabilité de l'homme. Comme j'ajoutais être absent à l'heure du crime, le président sauta sur l'occasion de se débarrasser de qui n'allait pas dans le sens de l'accusation et obligerait à reconnaître une erreur judiciaire. Je restais dans la salle ; un journaliste près de moi me souffla : "Ce type a le toupet de dire qu'il n'est pas coupable". Pendant une pause, j'allais voir l'avocat commis d'office et lui signalai que l'assassin était gaucher. Depuis tant d'années on devait savoir si son client l'était. J'aurais mieux fait d'y penser quand je fus interrogé car le jeune avocat n'en parla pas du tout dans une plaidoirie assez lamentable. Mamadou fut condamné à vingt ans de prison.
Quelques jours plus tard, j'allais le voir. Il me raconta qu'il était enseignant d'une petite école coranique du bidonville de Port-Bouët. Il avait laissé mettre chez lui des affaires sans se préoccuper de quoi il s'agissait. Et on avait retrouvé le révolver qui avait tué Jean-Paul. Le drôle d'ami, qui avait, longtemps après le meurtre sans doute, ramassé l'objet sur la plage, avait réussi à se sauver après leur arrestation et Mamadou, lui... payait son "hospitalité". Je lui demandai s'il avait besoin de quelque chose : "Je voudrais bien une couverture et un Coran".
À cinq semaines de mon départ, je n'avais rien à perdre et je me risquais à écrire au Président Houphouët-Boigny. À la prison j'apportais ce que Mamadou désirait mais ne lui dis rien pour ne pas créer un faux espoir.
Mes amis musulmans organisant une soirée pour mon départ, je lisais ma lettre déjà envoyée à la Présidence. Sans citer la religion, tout le monde comprenait par le nom : Mamadou, qu'il s'agissait d'un musulman et que je demandais comme cadeau de départ sa libération comme dernier acte de mon travail dans l'esprit de dialogue prôné si souvent par le Président de la République. Un conseiller personnel libanais, invité par mes hôtes, déclara, lui musulman, qu'il portait à l'instant la missive au Président Houphouët-Boigny.
Quelques semaines après mon arrivée à Rennes, me parvenait un avis officiel du Ministère de la Justice affirmant la libération conditionnelle du prisonnier que je n'ai jamais revu.
Je suis certain que Jean-Paul au ciel avait tout suivi et jubilait autant que moi.
fr. Gwenolé, ofm
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